Artborescience S1 ep3 : l’émergence de la vie
L’épisode est disponible au téléchargement direct, ICI :
Artborescience S1 ep3, l’émergence de la vie
Artborescience, c’est l’émission sur Radio Campus qui élargit votre horizon des événements, c’est l’émission qui entrelace les découvertes de la science contemporaine et les trouvailles de la culture populaire, l’émission ouverte à toutes les formes d’arts et de poésie. Artborescience, c’est l’émission qui révèle des liens, c’est l’émission qui synthétise et qui alchimise, l’émission qui butine et qui fertilise, et enfin l’émission qui assume de tirer parfois les sciences par les cheveux.
Aujourd’hui, nous continuons d’explorer la théorie de l’émergence.
Extrait : Steven Universe, SAISON 1 EPISODE 37 : « Seuls ensemble » – Fusion Stevonnie, explications par Garnet
Dans cet extrait de l’épisode 37 de la saison 1 de Steven Universe, le héros fusionne avec sa meilleure amie pour devenir quelqu’un de nouveau. Garnet, grande habituée des fusions si l’on peut dire, explique à Steven et Connie qu’en fusionnant, ils ne sont pas devenus la simple somme de deux individus… Mais pas une seule personne non plus.
Quand deux gemmes fusionnent, elle se fondent en un individu nouveau – un individu nouveau avec une personnalité propre, originale, avec des qualités nouvelles, qui se résument pas à la seule addition des qualités des êtres fusionnés.
Tout est plus que la somme des parties : more is different. Plus, c’est différent. L’accumulation quantitative devient changement qualitatif. Voilà l’émergence résumée en une phrase… Mais l’émergence, c’est beaucoup plus que cela !
Tout d’abord, nous expliquerons les grands principes qui permettront de circonscrire la notion d’émergence ainsi que de comprendre ses conséquences lumineuses et ses conséquences obscures. Accrochez-vous, restez accrochés jusqu’à la fin : cette première partie sera relativement aride, mais la douceur suivra…
…car nous plongerons ensuite vers nos racines afin de penser l’émergence de la vie et l’émergence de l’esprit.
Enfin, nous accosterons tout juste sur le continent des sentiments, que nous arpenterons dans la prochaine émission afin de gravir la montagne de la conscience.
Au menu :
- Rappels, résumé, définition
- Les grands principes de l’émergence
- Les conséquences : dinde fourbe et compagnie
- La pyramide de la complexité
- L’émergence de la vie (enfin !)
- Petite histoire de la notion d’émergence en biologie
- le vitalisme (école de Montpellier)
- vie et conscience selon Henri Bergson
- l’émergentisme proprement dit
- Retour à la science contemporaine avec Stuart Kauffman
- Petite histoire de la notion d’émergence en biologie
- Évolution et émergence du psychisme : Antonio Damasio, L’ordre étrange des choses
- Transition vers le prochain épisode
- Références bibliographiques
♪ virgule : « Over The Rainbow » intro, Melody Gardot
Rappels, résumé, définition
La théorie de l’émergence répond à cette question : est-il possible de connaître parfaitement les lois des systèmes complexes à partir des lois qui régissent leurs composants ? Peut-on déduire les lois qui régissent un système à une certaine échelle à partir des lois qui le régissent à une échelle inférieure, à l’échelle de ses éléments pris isolément ?
Le théorie de l’émergence répond par la négative. Elle s’oppose ainsi au réductionnisme, selon lequel toutes les lois de la nature ne seraient que les dérivées d’une loi fondamentale à partir de laquelle toutes les autres lois pourraient être déduites. Selon la théorie de l’émergence défendue par Robert Laughlin, prix Nobel de physique, il n’existe pas de loi plus fondamentale que les autres. Lorsqu’un système dépasse un certain niveau de complexité, lorsqu’il dépasse un certain degré d’organisation, de nouvelles lois émergent : des lois organisationnelles issues d’un comportement collectif, issues des connexions entre les éléments – des lois qui transcendent la simple somme des comportements individuels.
Par exemple, un ensemble de molécules d’eau reliées entre elles par la force électromagnétique présentera un comportement que l’on ne pourra pas déduire des lois qui régissent les molécules d’eau prises isolément.
Ainsi, chaque domaine d’organisation présente ses propres lois. Les lois de l’Univers s’emboîtent comme des poupées gigognes, et il n’existe pas de règles qui permettrait de déduire l’apparence de la poupée plus grande à partir de l’apparence de la poupée plus petite.
La théorie de l’émergence ne se contente pas d’observer que de nouvelles lois apparaissent lorsqu’un système dépasse un certain seuil de complexité. Non, l’émergence ne se réduit pas à cela. Ses contours se définissent par certains principes.
Les grands principes de l’émergence
♪ tapis : « Burn Out », The Cinematic Orchestra
Lors de l’émission précédente, nous avons entrevu l’un de ces principes – le principe de protection – lorsque j’ai traité des transitions de phases, des changements d’état de la matière. On pourrait aussi parler de principe de pertinence : plus la taille de l’échantillon augmente, plus les lois émergentes sont exactes, tandis qu’à la limite inférieure elles s’émoussent.
A grande échelle, l’exactitude et la stabilité des lois émergentes sont dues à l’indifférence globale de l’échantillon face à la perturbation de l’un de ses composants élémentaires. Rappelons la comparaison avec une œuvre impressionniste : s’il manque un coup de pinceau au Jardin des Iris de Claude Monet, le sens de l’œuvre demeure.
Robert Laughlin présente dans son livre la renormalisation, ou invariance d’échelle, comme la « base conceptuelle traditionnelle pour discuter de la protection en physique. » Cette invariance d’échelle évoque l’ancienne homéomérie d’Anaxagore. Pour le philosophe grec Anaxagore, les corps sont constitués par des éléments plus petits mais similaires au corps qu’elles constituent.
Anaxagore fut un précurseur émergentiste, vers 500 ans avant JC. Je cite l’encyclopédie Universalis :
« (…) la philosophie qualitative d’Anaxagore exclut le quantitativisme atomique. Pour lui, les êtres sont en effet des ensembles de qualités, les unes apparentes, les autres spermatiques et cachées, mais toujours susceptibles de se développer et de devenir aussi manifestes, en particulier si d’autres germes semblables en nombre suffisant viennent les rejoindre. »
♪ tapis : « Part of the Process », Morcheeba
Pour illustrer l’homéomérie, rappelez-vous les figures fractales, lorsque nous avons parlé du chaos : les figures fractales se caractérisent par une symétrie particulière, qui tient à l’échelle. Imaginons un flocon de neige, et considérons l’une de ses branches. Zoomons sur l’une de ses arborescences cristallines… Elle aura la même apparence que la branche plus grande. Sur un flocon purement mathématique, on pourrait zoomer comme cela à l’infini, et on retrouverait toujours le même motif. Sur un flocon de neige réel, nous arriverons forcément à une échelle où la similarité finira par s’émousser. Anaxagore imaginait une possible régression à l’infini, mais la réalité s’y oppose, puisque nous butterions sur l’échelle moléculaire. Les molécules d’eau ne ressemblent pas à des flocons.
De belles images homéomériques nous sont offertes par certaines traditions spirituelles, ou par la pop culture actuelle inspirée par ces traditions.
Le filet d’Indra est un objet métaphorique décrit par certaines écoles bouddhistes. Le filet cosmique d’Indra se compose de myriades de joyaux à plusieurs facettes, liés entre eux par des fils invisibles. Les facettes de chaque joyaux reflètent la totalité des autres joyaux du filet. Ainsi, une image du tout est contenue dans chaque parcelle du cosmos.
L’alchimie repose sur la correspondance entre le macrocosme et le microcosme. La table d’émeraude attribuée au légendaire Hermès Trismégiste dispose que « Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, ce qui en haut est comme ce qui est en bas ». Cette idée infuse l’humanisme de la Renaissance.
On retrouve une idée similaire de correspondance entre les structures à différentes échelles dans la tradition juive de la Kabbale, née au Moyen Âge. Le Cosmos, l’être humain et toute création sont structurées par le même schéma, sous-tendues par le même processus. Ce processus de création commun à toute chose, sous-tendant toute existence, est représenté par l’arbre des Sefirot.
Cet arbre des Sefirot est esquissé pour la première dans le Sefer Yesirah, ou Livre de la Création. La date de rédaction de ce livre n’est pas connue. Il est explicitement cité dans d’autres textes datant du VIIe siècle après J.C., et ses commentaires retrouvés les plus anciens datent du Xe siècle. Le livre évoque 10 nombres, 10 Sefirot, qui président à la création. Ces 10 sefirots correspondent à des entités métaphysiques, des étapes de la création, ou encore à différentes manifestations de la divinité. Elles sont reliées par 22 chemins correspondant aux 22 lettres de l’alphabet hébraïque.
Cet arbre des Sefirot est devenu une figure de la pop culture, notamment dans sa version syncrétique héritée de l’occultisme du XIXe siècle. Une figure souvent discrète ou allusive, ou parfois très clinquante. La bande dessinée Prométhéa d’Alan Moore, par exemple, nous fait psychédéliquement visiter ses dix Sefirot reliés par les branches de l’Arbre qui sont les 22 chemins assimilées aux 22 arcanes majeurs du Tarot.
Cette structure de l’arbre des Sefirot correspond à la structure intime de toute chose créée. C’est un processus continuel. Le dessin de cet arbre et la répartition de ses Sefirot coïncident avec les points hexagonaux des rosaces, celles que les écoliers tracent sur leurs cahiers. Dans la géométrie sacrée New Age, on appelle cela des Fleurs de Vie. Les Sefirots de l’arbre de vie se répartissent sur les nœuds de trois fleurs de vie mêlées.
Nous reviendrons sur ces jolies images homéomériques dans un épisode ultérieur sur le holisme.
Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas… L’émergence montre justement que ce n’est pas le cas, si on considère que plus haut et plus bas correspondent à des niveaux d’organisation différents. Ou plutôt, cela peut être vrai ou faux selon le point de vue que l’on adopte et nous allons justement décliner les points de vue possibles afin de nuancer cette expression. Au passage, la nuance d’expressions alchimiques est après tout une activité tout aussi respectable que les mots croisés, le sudoku ou le tricot pour relaxer le cerveau le week-end.
Ces nuances et ces points de vues, nous allons les trouver grâce à ce principe important de l’émergence : la normalisation asymétrique.
♪ virgule : « The Sea », Morcheeba
Laughlin illustre le concept de renormalisation – d’invariance d’échelle des lois – par l’image des tuyaux d’orgue : un tuyau d’orgue aux dimensions deux fois supérieures à un autre, mais identique à celui-ci en tout autre point, produira le même son que son petit homologue si on fait défiler sa bande d‟enregistrement deux fois plus rapidement. Cela s’explique par l’invariance d’échelle des lois hydrodynamiques qui s’appliquent aux tuyaux.
La renormalisabilité est asymétrique : elle reste valide vers une échelle toujours plus grande d‟espace et de temps, mais en sens inverse elle s’évanouit. Lorsque l’on se rapproche de l’échelle atomique, les lois hydrodynamiques perdent de leur pertinence. Reprenons notre flocon de neige : en zoomant toujours, on finit par perdre la forme floconneuse. Les molécules ne sont pas elles-mêmes des petits flocons.
♪ tapis : « Over the Rainbow », Melody Gardot
Nous pouvons ainsi nuancer la formule de la table d’émeraude, dans ses deux parties.
D’abord, « ce qui est bas est comme ce qui est en haut. »
Si on considère le bas comme un niveau inférieur de complexité – c’est-à-dire celui des éléments pris isolément, à l’échelle inférieure, et le haut comme un niveau supérieur de complexité – c’est-à-dire celui des éléments connectés entre eux – alors l’émergence nous dit bien que le niveau inférieur – le bas – finit toujours pas ne plus être comme le haut lorsque l’échelle étudiée devient trop petite.
Ensuite, « ce qui en haut est comme ce qui est en bas ».
Cela est faux si l’on considère le caractère inédit des comportements des systèmes complexes, qui ne peuvent pas se réduire à la somme de leurs constituants.
Mais cela est vrai dans la mesure où plus l’échelle augmente, plus les lois émergentes sont pertinentes.
Cette protection des lois émergentes nous rend le monde intelligible et vivable : les véliplanchistes glissent en toute confiance sur l’onde ensoleillée, l’eau ayant peu de chance de se vaporiser ou de geler spontanément d’un bloc. Cette protection des lois émergentes permet la stabilité et la sécurité dont nous avons besoin.
Cependant, l’émergence recèle aussi son côté obscur : elle peut être tyrannique, dissimulatrice, voire normative comme une chaîne de restaurants rapides aux menus formatés, d‟après Robert Laughlin. Le physicien américain la compare même à l’empereur Palpatine de Star Wars.
♪ tapis : The Pan Piper, Miles Davids, Sketches of Spain
Les conséquences : dinde fourbe et compagnie
(0) Premier Corollaire obscur : la « Barrière de pertinence »
Adoptons l’hypothèse improbable que nous disposons de la « vraie » base mathématique d’un système (le modèle mathématique parfait qui décrit parfaitement son comportement) et que l’on cherche, à partir de celle-ci, à connaître le comportement protégé qui en émerge. Nécessairement, la résolution de la base mathématique implique que l’on fasse des approximations.
Deux cas de figure : un état protégé stable et un état protégé instable.
- Si l’état protégé est stable, les erreurs issues de l’approximation s’aplanissent au fur et à mesure que l‟échelle augmente. Autrement dit, plus l’échelle est grande, plus le principe émergent protégé s’affirme. Les erreurs sont rendues non pertinentes. C’est ce que nous avons vu avec les états de la matière.
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- Mais si l’état protégé est instable, les erreurs s‟amplifient énormément lorsque la taille de l‟échantillon augmente. Une telle sensibilité aux conditions initiales sur une échelle d’espace n’est pas sans rappeler la propension au chaos de certains systèmes, sur une échelle de temps !
(0) Un autre corollaire obscur est baptisé « l’Effet de la Dinde fourbe » par Robert Laughlin.
- La protection stable nous empêche de déterminer les règles microscopiques sous-jacentes du système, puisque le principe émergent, celui qui est accessible par l‟expérience, est indifférent aux vicissitudes éprouvées par sa base. C’est l’indépendance aux constituants que nous avons déjà évoquée. Une connexion en moins dans un vaste réseau d’ampoules, un point en moins dans un tableau pointilliste ne vont pas bouleverser l’ensemble.
Dans les gaz par exemple, les lois émergentes de la thermodynamique sont issues de lois statistiques, puisque les molécules se meuvent aléatoirement… et les lois statistiques ne dépendent du tout pas de la nature des molécules de gaz. -
- Quant à la la protection instable, selon Laughlin, « elle nous amène perfidement à croire que nous avons trouvé [les lois microscopiques] alors que ce n’est pas le cas. »
La protection instable nous ment. Elle cache ce qui se passe dessous. La grande poupée russe cache celle qui est l’intérieur. Il faut l’ouvrir, il faut l’enlever, si on veut voir la poupée plus petite qui y est cachée. Selon Laughlin, il s’agit d’un corollaire assez ineffable et trop flou dans la littérature expérimentale.
Pour nous l’expliquer, nous en donner une idée, le physicien ne peut que recourir à la « parabole du tir à la corde » pour pouvoir nous en donner une idée.
Imaginons deux équipes s’affrontant au tir à la corde. Supposons que les forces aux extrémités sont très équilibrées. Cet équilibre laisse espérer que l’issue décisive se produira dans un temps « long » : il nous est donc loisible d‟étudier l’état de non-décision du système, une état où la symétrie n’est pas encore brisé.
La corde est tendue entre deux équipes en apparence statique malgré les efforts déployés de part et d’autre. La situation est stable, suffisamment pour être étudiée et pour être décrite mathématiquement.
Cet état semble ne pas dépendre du nombre de joueurs, du terrain, de la nature de la corde etc. Il est alors aisé de décrire cet état et de considérer cette description mathématique comme la loi sous-jacente à partir de laquelle l’issue de l’affrontement est peut être prédite… Comme si l’on pouvait prédire ce qu’il se passera après la brisure de symétrie – lorsque l’une des deux équipes aura cédé – à partir de la description de l’état de symétrie. Pourtant, cette loi qui décrit l’état de symétrie n’est qu’un principe protégé intermédiaire, qui cache les autres lois qui sont dessous. Ces lois cachées permettraient, elles, peut-être, de décrire l’issue du tir à la corde, l’état des joueurs après la rupture de la stabilité. Mais l’état de stabilité, dans son apparente simplicité, les dissimule.
Les corollaires obscurs se plaisent particulièrement à sévir dans les sciences des matériaux, mais c’est en cosmologie qu‟ils seraient les plus prégnants. En effet, le vide, à l’instar des tuyaux d’orgue, est renormalisable. Une question se pose alors : d’où la renormalisibilité du vide émerge-t-elle ? Robert Laughlin suppose que l’espace-temps est lui-même un principe émergent issu d’un comportement collectif.
Et maintenant une première pause musicale, après cette première partie relativement aride. Avant de retrouver la douceur de quelques rappels et avant d’aborder les couleurs de l’émergence de la vie, je vous propose de laisser infuser les idées que nous venons de brasser dans un bain relaxant pour l’esprit : un bain de bossa nova, avec un classique : « Desafinado » par Joao Gilberto.
♪♪♪ Première pause musicale : « Desafinado », Joao Gilberto
La pyramide de la complexité
Tentons de résumer ce que nous avons appris de l’émergence, depuis le premier épisode, par une image empruntée à Hubert Reeves : la pyramide de la complexité.
Depuis le Big Bang, l’Univers voit l’émergence de structures toujours plus complexes.
La complexité d’un système correspond à la quantité d’informations nécessaires pour le décrire, ou pour le fabriquer… Un système complexe contient beaucoup d’informations. Pour cela, il ne suffit pas qu’il soit constitué d’un grand nombre d’éléments. Ce qui compte, c’est la structure, l’agencement de ces éléments, c’est-à-dire les relations entre ces éléments. Un système complexe est un système à haut degré d’organisation.
Nous avons vu que la complexité est permise grâce aux déséquilibres thermiques. Les systèmes ouverts peuvent s’auto-organiser grâce aux flux thermodynamiques qui les traversent, grâce aux écarts thermiques. Ces écarts thermiques existent grâce à l’expansion de l’Univers et à la gravité par laquelle les étoiles se forment.
Citons John Gribbin : « Les structures intéressantes se forment lorsque l’on est loin de l’équilibre, grâce à l’énergie qui traverse le système ouvert avant de se dissiper. Et voilà le secret de l’ordre dans l’Univers, en particulier le secret de la vie. »
« La gravité a été responsable d’une sorte d’effet domino. (…) Peu à peu, étape par étape, des blocs d’organisation se sont constitués dans l’Univers. »
Avec l’aimable autorisation de l’illustratrice
♪ tapis : Xenogears OST, « Shevat – The Wind is calling »
Ces structures intéressantes, ce sont les structures complexes. Hubert Reeves nous dit que la notion de complexité se rapproche de la notion d’individualité, de personnalité, de spécificité. Un système complexe est un système qui présente une originalité importante, un comportement rare voire unique. Tous les électrons sont identiques : les électrons ne sont pas complexes. Les particules élémentaires sont des objets on ne peut plus simples. Plus on monte dans la pyramide de la complexité, plus les différences entre les individus sont importantes.
Depuis la naissance de l’Univers, grâce à son expansion et à la force de gravitation, des structures de plus en plus complexes apparaissent : une certaine portion de matière monte dans la pyramide de la complexité en affinant toujours son sommet… Mais c’est une pyramide jamais terminée. Il n’y a pas de sommet définitif, et la base ultime elle-même n’est pas connue.
Nous pouvons toutefois considérer que les quarks et les électrons correspondent au niveau le plus bas et large que nous connaissons. Viennent ensuite les nucléons, qui sont des assemblements de quarks, puis les atomes et toujours en allant vers la complexité les petites molécules, les grosses molécules complexes, les cellules, les organismes vivants… Les sociétés et leurs cultures, leurs sphères des idées.
Plus l’on se rapproche du sommet de la pyramide, plus les structures sont rares, fragiles et originales ; plus leur diversité est grande, plus leurs performances sont variées.
Hubert Reeves compare cette organisation de la matière à celle d’un langage. Les particules telles que les quarks et les électrons seraient les premières lettres permettant d’écrire les mots que sont les atomes. Les mots des atomes s’assembleraient pour former des phrases : les molécules. Les molécules s’assembleraient ensuite pour former des paragraphes : les cellules… etc. Lorsque des lettres sont assemblées pour former un mot, un sens nouveau émerge qui n’était pas contenu dans chacune des lettres. C’est l’agencement des lettres, leur ordre, leur relation, qui fait émerger le sens nouveau. Idem quand les mots sont assemblées pour former des phrases ; les phrases pour former des paragraphes, les paragraphes pour raconter une histoire ou développer une idée.
Robert Laughlin résume ainsi l’idée dans son livre, je le cite : « les lois de la mécanique quantique, les lois de la chimie, les lois du métabolisme et les lois de la fuite des lapins devant les renards dans les jardins de mon université s’engendrent les unes les autres, mais, finalement, ce sont les dernières qui comptent pour les lapins. »
Illustration à venir
L’émergence de la vie (enfin !)
Cette idée qu’il existerait une certaine indépendance du comportement des êtres vivants par rapport aux lois qui les régissent aux niveaux inférieurs – les lois chimiques et physique – a conduit à supposer l’existence d’un principe vital, affirmé notamment par l’école de Montpellier au XVIIIe siècle.
Le médecin montpelliérain Paul Joseph Barthez (1734-1806) est l’un des initiateurs de la doctrine vitaliste, qui octroie à la vie un principe vital qui la distingue de la matière inanimée. Il s’oppose ainsi à la thèse « mécaniste » selon laquelle les organismes vivants peuvent se réduire à des processus physiques et chimiques, processus dont la connaissance suffirait à expliquer leur comportement. Cette thèse mécaniste, réductionnisme, est celle de Descartes. La doctrine vitaliste entend créer un compromis entre le matérialisme pur et réductionniste, et l’idéalisme pour qui tout est esprit.
L’un des plus éminents représentants du vitalisme, à la charnière du XIXe et du XXe siècle, est Henri Bergson.
Henri Bergson en 1978
♪ tapis : « Over The Rainbow » intro, Melody Gardot
Dès sa thèse de doctorat en philosophie en 1889 – thèse intitulée Essai sur les données immédiates de la conscience – Bergson entend réfuter le déterminisme dominant. Il s’oppose au scientisme ambiant, né au cours du XIXe siècle.
Le scientisme, c’est la croyance dans le pouvoir de la science à expliquer et à décrire la totalité du réel.
Bien qu’il s’oppose à ce scientisme qui relève du réductionnisme, Bergson tient à ce que sa philosophie – et la philosophie en général – ne soient pas déconnectées des découvertes scientifiques. Au contraire, il est important pour Bergson que la philosophie tienne compte des avancées des sciences, afin de ne pas spéculer sur des abstractions creuses. Bergson s’appuie donc sur les découvertes scientifiques de son temps.
L’ambition de Bergson est de proposer une philosophie rationnelle et réaliste, qui rende compte de la complexité du monde ; il érige une métaphysique qui ne bafoue pas l’hétérogénéité qualitative de l’univers. Il s’oppose ainsi au réductionnisme et au déterminisme. Pour Bergson, la méthode scientifique est nécessaire mais pas suffisante pour comprendre la totalité du monde. Les sciences physiques permettent de comprendre les phénomènes physiques, mais ils ne suffisent pas à expliquer la vie et l’esprit.
Bergson contribue à l’élaboration d’une épistémologie nouvelle.
Son ouvrage L’Évolution créatrice tranche le grand débat du XIXe siècle sur l’évolution des espèces vivantes en apportant de la nuance dans la joute entre les créationnistes et les partisans de l’évolution de Darwin. Je cite la présentation de l’ouvrage faite par Jean-Louis Vieillard-Baron : « Pour Bergson, l’harmonie qui règne dans les formes foisonnantes que crée la vie ne doit être comprise ni comme la réalisation d’un plan préétabli par Dieu, ni comme le résultat d’une nécessité mécanique aveugle. C’est une mécanique imparfaite qui permet à chaque individu et à chaque espèce de s’adapter, autrement dit d’utiliser l’énergie vitale qui est en lui. »
La vie émerge grâce à un élan vital qui, selon Paul-Antoine Miquel, professeur de philosophie contemporaine à l’université de Toulouse, renvoie à deux choses précises :
1 – à l’imprévisibilité tout d’abord. L’évolution de la vie serait différente de l’évolution d’un simple système physique classique, à cause de son imprévisibilité permanente. Or, nous avons vu que certains systèmes physiques présentent un caractère imprévisible : c’est le chaos dont nous avons parlé dans le premier épisode. Les organismes vivants sont des systèmes chaotiques.
La vie, selon Bergson, procède par dissociation, par divergence. A chaque nouveau présent, de l’imprévisibilité surgit. Et les lignées évolutives divergent de plus en plus, et plus elles divergent plus l’évolution est imprévisible. Cela correspond ce que disait déjà Darwin : l’évolution résulte de la divergence des caractères, de la descendance avec variation, puis de la sélection naturelle. Plus le temps passe, plus il y a de divergence, de bifurcations, plus le devenir biologique devient imprévisible.
2 – Ensuite, deuxième chose à laquelle l’élan vital renvoie, c’est la dimension créatrice. Quand on parle d’élan vital, on pense à une sorte de substance qui serait propre aux organismes vivants, et qui serait motrice de l’évolution des espèces comme des individus. Or, plutôt qu’une substance, il s’agirait d’une force qui n’existerait pas que dans les êtres vivants mais dont les êtres vivants constituaient des formes manifestées je dirais, ou des résultats structurés.
Pour citer Paul-Antoine Miquel, la dimension créatrice de la temporalité biologique introduit du nouveau à travers cet imprévisible. Quelque chose de nouveau se fait dans le présent à travers ce qui se défait. Rappelez-vous Erwin Schrödinger que l’on citait dans la première émission : la vie se nourrit d’entropie négative. Pour Bergson, en 1907, la physique c’est encore principalement la thermodynamique et la mécanique. La vie c’est quelque se crée à partir de quelque chose qui se détruit. L’élan vital est là : la vie est dépassement de soi parce que l’esprit est dépassement de soi. Selon Bergson, ce dépassement de soi est ce qui caractérise l’esprit, et la vie est d’essence psychologique.
La conscience est, pour Bergson, à l’origine de la vie ; elle fait partie de l’élan vital, mais la conscience est en grande partie occultée dans certaines formes du vivant (comme chez les végétaux), alors qu’elle se manifeste largement dans d’autres, comme chez l’être humain.
La vie résulte donc de cet élan vital qui se déploie dans la Durée, la Durée au sens bergsonien : la Durée pour Bergson n’est pas la simple dimension temporelle au sens des sciences physiques ou de la vie quotidienne. La Durée n’est pas ce temps quantifiable, ce temps dit « spatialisé » par l’intellect humain. Ce n’est pas le temps absolu de Newton ni le temps élastique d’Einstein. Ce n’est pas un temps relatif non plus. La Durée bergsonienne est une hétérogénéité qualitative, comme une mélodie qui se crée elle-même en permanence en engendrant sans cesse de la nouveauté. Une mélodie qui n’est jamais identique à elle-même… On peut la comparer aux décimales du nombre PI dont la succession ne présente jamais de répétitions.
Illustration à venir
Il y a émergence de la complexité, de la nouveauté, par combinaison de la tendance de dispersion de la matière et de la tendance d’unification de l’esprit. De cette combinaison esprit-matière, unification-dispersion, émergent la vie et son foisonnement.
Quant à l’individu, il n’est ni seulement unité, ni seulement multiplicité, ni même seulement les deux. Il est plus.
Bergson écrit, dans L’Évolution créatrice : « Je suis donc unité multiple et multiplicité une ; mais unité et multiplicité ne sont que les vues prises sur ma personnalité par un entendement qui braque sur moi ses catégories ; je n’entre ni dans l’une ni dans l’autre ni dans les deux à la fois, quoi que les deux, réunies, puissent donner une imitation approximative de cette interpénétration réciproque et de cette continuité que je trouve au fond de moi-même. Telle est ma vie intérieure, et telle est aussi la vie en général. »
Sous cette impulsion, cette force vitale, ce flux va modeler la matière et l’esprit ; ou se modeler en structures de matière et d’esprit en fonction des obstacles qu’elle va rencontrer. L’adaptation au milieu va permettre à l’élan vital d’emprunter de multiples directions. La matière lui fait obstacle, et l’élan vital se manifeste comme une force de dépassement. Il ne peut pas y avoir de dépassement sans obstacle. L’obstacle de la matérialité est donc essentiel à la structuration même de la force vitale.
Illustration à venir
L’élan vital, la Durée et l’esprit ne peuvent pas être appréhendés par l’intelligence, mais par l’intuition. Au sens de Bergson, l’intuition est une forme de pensée qui dépasse l’intelligence mécanique et mécaniste, une forme de pensée qui dépasse l’intelligence discriminante qui fragmente la réalité en tout petits morceaux. L’intuition est une pensée d’une autre qualité, qui émerge à la fois de l’instinct et de l’intelligence sans s’y réduire ; c’est une pensée supérieure qui restitue du réel ce que l’intelligence en avait retiré.
Le philosophe John Stuart Mill, au XIXe siècle également, observe l’émergentisme au niveau chimique et biologique. Les effets qu’il nomme hétéropathiques donnent lieu à des principes irréductibles aux causes qui les engendrent.
Toujours au XIXe siècle, le philosophe anglais George Henri Lewis introduit pour de bon le terme d’émergence dans le langage scientifique. Il distingue les phénomènes « émergents », ne pouvant s’expliquer par un cheminement mécaniste, des phénomènes « résultants », prédictibles entièrement par les conditions antérieures à l’expérience. Il donne cet exemple simple : les propriétés de ‘eau émergent mais ne résultent pas de celles des atomes d’hydrogène et d’oxygène.
Illustration à venir
A la charnière du XIXe et du Xxe siècle, encore, le biologiste anglais C. Lloyd Morgan établit son émergentisme évolutif sur des interrogations à l’interface de la biologie et de la philosophie, à l’instar de Bergson. Ses interrogations portent notamment sur l’existence de continuité ou de discontinuité entre l’intelligence animale et l’intelligence humaine, ou entre les états cérébraux et les états mentaux. Tandis que Charles Darwin croit en une évolution graduelle des espèces, Morgan et son mentor Thomas Henry Huxley penchent pour une évolution plus chaotique, pourvue de points critiques. Thomas Huxley est d’ailleurs le grand-père de Aldous Huxley, auteur de fameux romans d’anticipation dont nous aurons l’occasion de parler.
Morgan se montre critique à la fois envers le vitalisme de Barthez et de Bergson et envers le réductionnisme. Il se dit naturaliste : il n’est ni réductionniste ni métaphysique. Il est émergentiste. La vie, le psychisme, l‟intelligence naissent avec leurs propres lois et leur propre relationnalité qui ne sont pas celles des neurones qui forment la structure sous-jacente. Ces lois n‟existaient pas « avant » : elles sont nées d’un bond, d’un saut évolutif émergent. Il décrit ainsi sa conception, dans son Emergent Evolution de 1923 : « Ce qui vient en plus à chaque niveau émergent du progrès évolutif est une nouvelle sorte de relationnalité – termes nouveaux entrant dans des relations nouvelles – qui n’existait pas jusque-là. En vertu de ces nouvelles sortes de relationnalité, non seulement les entités naturelles ont des qualités nouvelles propres à leur être, mais elles ont des propriétés nouvelles relativement aux autres entités. »
Illustration à venir
♪ virgule : « Low Life », Zoot Sims
Retour à la science contemporaine
Dans les années 1990, Stuart Kauffman, associé à l’institut de Santa Fe, s’est consacré à la recherche portant sur les systèmes complexes, propose des modèles simulant l’évolution des espèces. Ces modèles montrent que l’évolution des espèces n’est pas linéaire, mais se ponctue de changements brutaux. L’évolution des espèces présente des plages de centaines de millions d’années de stabilité entrecoupées de phases de changement très rapides, de l’ordre du million d’années.
Bien que très simplifiés, ces modèles semblent donner une description juste de la réalité. Cependant, tout comme les modélisations météorologiques de Lorenz (rappelez-vous le premier épisode), ils ne permettent pas de prédire comment évoluera notre système réel, mais ils esquissent des régularités dans l’irrégularité – des régularités ressemblant au visage de la réalité. Des schémas qui ressemblent à ce que l’on observe.
À l’échelle du temps géologique, une espèce peut évoluer si vite (tout est relatif) qu’elle donne l’impression d’avoir été simplement remplacée par une autre. Par exemple, si sous la pression de son environnement la souris devait évoluer vers une taille qui serait celle d’un éléphant, on verrait juste une couche de petites souris fossilisées avec juste au-dessus des fossiles de souris géantes, sans rien entre les deux. Ce changement brutal entraînerait d’ailleurs d’autres changements brutaux, chez d’autres espèces, d’autant plus brutaux que la connexion est plus directe entre les espèces. Un changement brutal dans les couches de fossiles n’est jamais isolé.
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L’évolution des espèces se manifeste horizontalement, par la diversité des formes qu’elle produit, par la diversité des stratégies dont elle permet le déploiement ; et elle se manifeste verticalement… … … à l’intérieur de nous-mêmes.
Elle se manifeste en nous par des couches successives de fonctions, des couches finement connectées entre elles. Nous sommes nous-mêmes des poupées gigognes. Nous portons en nous les couches profondes de nos ascendances animales et pré-animales, transformées mutuellement par leurs influences réciproques.
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Dans son essai L’ordre étrange des choses, le neuropsychiatre Antonio Damasio retrace l’histoire de ces couches biologiques issues de l’évolution. Il décrit la façon dont a émergé l’esprit humain créateur de culture, en faisant démarrer son histoire aux racines de la vie sur Terre. Les mécanismes simples mis en œuvre par nos ancêtres et cousins unicellulaires puis par les organismes primitifs dépourvus de système nerveux, afin de maintenir leur meilleur état de vie possible (c’est ce qu’on appelle l’homéostasie) – ces mécanismes simples qui semblent témoigner d’une certaine forme d’intelligence : mémoire, communication, gouvernance sociale… préfigurent l’esprit mais n’en sont pas encore.
La vie multicellulaire s’est épanouie sans systèmes nerveux pendant trois milliards d’années, dans les océans. Les systèmes nerveux, avec leurs neurones, sont apparus il y a environ 680 millions d’années, à l’époque précambrienne, chez les cnidaires : les méduses et les anémones. Leur fonction est d’abord similaire à celle des systèmes endocriniens (c’est-à-dire des systèmes hormonaux) : il s’agit de faire fonctionner le corps dans sa globalité. Il permet de coordonner un organisme complexe, constitué de cellules différentes coopérant entre elles. Il permet aux organes de communiquer entre eux.
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Les systèmes nerveux primitifs consistent en des filets nerveux, comme on en trouve aujourd’hui chez les cnidaires et peut-être aussi chez les éponges. Ces filets permettent une forme élémentaire de perception, ainsi que la régulation viscérale. Ils permettent aussi la locomotion et la coordination. Mais il leur manque la capacité de générer des images, de cartographier leur environnement. Antonio Damasio les qualifie de « systèmes nerveux autonomes pour débutants ». D’ailleurs, notre système nerveux entérique ressemble à ces anciennes structures en filet. Chronologiquement, les neurones qui tapissent nos intestins sont donc notre premier cerveau, en plaçant de grands guillemets autour de cerveau.
Ce n’est qu’à partir d’un certain seuil de complexité que les systèmes nerveux ont pu générer des images, des cartographies, qui sont les composantes fondamentales de l’esprit.
Le système nerveux a connu une première phase de complexification avec le regroupement des neurones en ganglions, survenu lorsque les organismes ont acquis une symétrie bilatérale. Cette symétrie bilatérale a été initiée chez un ver marin, il y a 550 à 600 millions d’années, toujours au Précambrien. Ce ver marin serait l’ancêtre commun de tous les bilatériens : aussi bien des mollusques que des arthropodes et des vertébrés.
Les cnidaires – méduses et anémones – dépourvues de ganglions nerveux, pourvues seulement de filets nerveux, n’ont pas d’esprit ; mais elles perçoivent, au sens sensoriel du terme. Certaines espèces de méduses présentent même des systèmes de perception visuelle que l’on appelle des rhopalies.
La perception et la réaction à l’œuvre dans ces organismes primitifs ne suffisent pas à faire émerger l’esprit, mais elles participent à son émergence chez les organismes dotés d’un système nerveux plus complexe. Elles sont l’une des couches et l’un des éléments à partir desquels l’esprit va pouvoir émerger, dès lors que les organismes sont dotés d’un système nerveux suffisamment complexe pour permettre la génération d’images.
Cnidaires – photographies de Frédéric Ducarme
Carl Gustav Jung faisait déjà l’hypothèse que les amas de ganglions constituaient la base de l’entité psychique, les hémisphères cérébraux ayant ensuite contribué à l’élaboration de la conscience.
Que sont ces images produites grâce aux systèmes nerveux complexes, en coopération avec le reste du corps, et qui constituent les fondations du psychisme ?
Ce sont des représentations du milieu extérieur – extérieur non pas seulement à l’organisme, mais au système nerveux. Ce milieu extérieur comporte donc aussi l’organisme lui-même. L’organisme est son propre environnement, en quelque sorte.
Il existe donc plusieurs catégories d’images bien distinctes. Il y en a trois principales, correspondant à trois mondes : le monde extérieur, le vieux monde intérieur et le monde intérieur plus récent.
1 – Il y a d’abord la cartographie de l’environnement extérieur à l’organisme. Les images issues des sens se lient entre elles pour tisser les cartes du milieu qui est perçu. Ces images ne sont pas forcément visuelles : des images tactiles, sonores ou olfactives peuvent permettre à un organisme de reconstituer un agencement spatial correspondant à une représentation analogue du monde extérieur.
Viennent ensuite les deux catégories d’images du monde intérieur de l’organisme.
2 – Il y a les images du vieux monde intérieur, du monde intérieur le plus primitif. Ce vieux monde intérieur se compose des viscères et des muscles lisses, ceux qui réagissent d’une manière automatique.
3 – L’autre monde intérieur, le plus récent, est celui du squelette, des muscles striés qui sont les muscles volontairement actionnés. Les portails sensoriels sont incrustés dans ce nouveau monde. Ce monde plus récent enveloppe et protège l’ancien monde tendre et mou des substances chimiques et des organes.
Ces trois sortes d’images issues de ces trois mondes, de ces trois sources, apportent des informations très différentes au système nerveux, et utilisent des canaux distincts pour véhiculer l’information.
Le vieux monde intérieur communique comme les deux autres avec le système nerveux par signalisation électrochimique, mais aussi par des signaux chimiques encore plus anciens. De plus, pour les deux mondes intérieurs et surtout pour l’ancien, le système nerveux répond directement aux signaux et agit sur leur source, formant ainsi un complexe interactif et chaotique. Je cite : « Le cerveau n’est pas un organe indépendant qui reçoit des signaux de type informatique. Les signaux ne sont jamais purement neuraux, et ils changent au fur et à mesure qu’ils s’approchent du système nerveux central, qui peut lui-même répondre à ces signaux à différents stades, modifiant ainsi les conditions originales ayant initié ces signaux. » Les signaux se transforment pendant leur cheminement même.
♪ tapis : « Carmen, Bizet » – Carmen suite n°1 (Arr. E. Guiraud) : III Intermezzo puis « Carmen », Bizet – Carmen suite n°1 (Arr E. Guiraud) : IV. Séguedille
Les deux mondes intérieurs produisent des émotions : une émotion, c’est l’état de l’organisme à un moment donné ; ou plutôt une série de changements qui se produisent dans l’ensemble du corps, système nerveux compris. Les sentiments sont à distinguer des émotions. Antonio Damasio définit les sentiments comme la perception des émotions. Les sentiments sont donc la perception de nos changements intérieurs. Ils sont l’expérience subjective de l’état momentané d’homéostasie : l’état momentané de la capacité d’un organisme à maintenir ses différentes opérations dans des fourchettes compatibles avec sa survie et même son développement harmonieux.
Ainsi, les images, les représentations de ces deux mondes intérieurs sont les composants centraux des sentiments. Les images issues de ces mondes se caractérisent par leur valence : c’est-à-dire qu’ils sont positifs ou négatifs, même si les sentiments qui émergent de leur combinaison peuvent s’étaler sur une gamme chromatique multidimensionnelle. Les images du vieux monde intérieur notamment, sont le bien-être, la fatigue, le plaisir, la douleur, le malaise, le calme, la tension… Ce vieux monde, on le sent lorsque l’on a l’estomac noué, les intestins en vrac, lorsque l’on a la nausée… Ou quand on a le cœur léger. Ils correspondent aux émotions d’arrière-plan ». Elles sont encore très proches des sensations.
Damasio distingue aussi les émotions primaires ou universelles que sont la joie, la tristesse, la peur, la colère, la surprise ou le dégoût » des émotions secondaires ou sociales, telles que l’embarras, la jalousie, la culpabilité ou l’orgueil ». Ces émotions sociales sont suffisamment complexes pour être également qualifiées de sentiments.
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Le psychologue Olivier Houdé y ajoute les émotions cognitives, que l’on peut rapprocher des sentiments : le regret, le doute et la curiosité, qui sont tout particulièrement cruciaux dans le développement de l’intelligence.
Le dictionnaire Larousse donne cinq sens différents du mot sentiments. Ceux qui nous intéressent en particulier sont :
1. « Synonyme de sensation ou d’impression » dans son utilisation la plus vague, trop vague pour nous.
2. Dans un sens plus précis : « état affectif complexe et durable lié à certaines émotions ou représentations ».
Le Petit Larousse de psychologie complète un peu cette dernière définition : un sentiment consiste en « un état affectif complexe, combinaison d’éléments émotifs et imaginatifs, plus ou moins clair, stable, qui persiste en l’absence de tout stimulus ».
Les éponges dépourvues d’esprit n’auraient donc pas de sentiments. Des processus émotionnels, oui ; mais pas de perception de ces processus, pas d’images. Pas d’images, pas de sentiments, pas d’esprit. Pas de douleur, donc. Car la douleur est un sentiment, une expérience mentale. Les insectes, en revanche, pourvus de systèmes nerveux complexes, éprouveraient de la douleur.
Les sentiments, qui sont comme des images du monde intérieur, voyagent toujours au côté des images du monde extérieur. Le monde mental des affects s’entrelace toujours au monde mental des images.
Il est impossible de déterminer quand et où exactement les sentiments ont émergé dans l’évolution, mais nous avons déjà évoqué une piste. Des esprits suffisamment complexes pour développer des sentiments sont sûrement apparus dès l’explosion du Cambrien, lorsque les neurones se sont regroupés en ganglions chez notre ancêtre le ver marin.
Ce qui est certain, c’est que les émotions et les sentiments – et l’esprit qui en émerge – sont le fruit d’une coopération entre le corps et un système nerveux complexe. On ne saurait distinguer un module cérébral unique dédié au déclenchement des réponses émotionnelles. Cela ne se passe pas comme dans le film d’animation Vice Versa, avec un seul panneau de contrôle des émotions, même si nous connaissons les principales zones du cerveau impliquées. Les principaux circuits neuronaux à la base de la perception des émotions sont localisés dans le système limbique, mais aussi dans certaines zones du cortex pré-frontal. Les régions du cerveau où sont intégrés les signaux en provenance du corps jouent aussi un rôle essentiel.
♪ tapis : « Baby I’a A Fool », Melody Gardot
Les vers construisent-ils des images, ont-ils des sentiments ? Ont-ils un esprit ? Nous l’ignorons. En revanche, cela serait bien le cas d’animaux que nous avons trop tendance à mépriser. Des recherches récentes tendraient à montrer que certains insectes sociaux auraient des sentiments et une conscience primitive. Antonio Damasio estime que tous nos cousins mammifères ont certainement un esprit, une conscience très proches des nôtres. Je cite approximativement : « Même si ces animaux sont privés de langage verbal, si leurs capacités mémorielles et leurs intellects sont probablement moins prodigieux que les nôtres et s’ils n’ont pas produit de créations culturelles semblables aux nôtres, l’affinité et les ressemblances qui nous lient sautent aux yeux et sont d’une grande importance : elles nous aident à comprendre notre propre humanité, à comprendre nos origines et notre identité. »
Et tout de suite, la dernière pause musicale avec Vendredi Sur Mer, « L’histoire sans fin », qui nous rappelle à quel point l’expérience sensorielle est primordiale dans la construction de notre psychisme.
Vous êtes bien sur Radio Campus, dans Artborescience, l’émission qui part du Sud de l’Intuition pour retourner vers le Nord de la Sensation.
Nous avons conclu ce troisième épisode sur l’importance des émotions et des sentiments dans la construction de l’esprit. Lors de la prochaine émission, nous nous intéresserons à la façon dont conscience vient à l’esprit. Nous parlerons du désir, de l’émergence de la culture et d’une sphère collective des idées. Pour cela, nous ferons appel à bien plus de culture pop en compagnie des androïdes de Philip K. Dick, des Réplicants de Blade Runner ; nous voyagerons également dans les méandres de nos fonctions cognitives avec Carl Gustav Jung. Nous serons témoin du pacte scellé par le Docteur Faust avec Méphistophélès. Peut-être aurons-nous le temps de rencontrer les Daemons que nous trouvons à la croisée des mondes.
♪ tapis : « If The Stars Were Mine » (boucle), Melody Gardot
C’est l’heure des références ! Voici les ouvrages qui ont permis l’émergence de cet épisode :
- Robert Laughlin, Un Univers différent, Fayard, 2005
- John Gribbin, Simplicité profonde : le chaos, la complexité et l’émergence de la vie, Flammarion, 2006
- Hubert Reeves, L’heure de s’enivrer, Flammation, 1986
- Le dossier du magazine La Recherche n°405 datant de février 2007, dossier intitulé « Émergence, la théorie qui bouscule la physique »
- Antonio Damasio, L’ordre étrange des choses, Odile Jacob, 2017
- Henri Bergson, œuvres tome 1, édités chez Le Livre de poche, collection la Pochothèque – et en particulier Essai sur les données immédiates de la conscience et L’Évolution créatrice
- Émission « Les chemins de la philosophie », épisode « Bergson, quand l’esprit rencontre la matière » – Invité : Paul-Antoine Miquel, professeur de philosophie contemporaine à l’université de Toulouse
- Une conférence passionnante que je vous recommande : « La méduse qui fait de l’œil et autres merveilles de l’évolution », conférence de Jean Deutsch, spécialiste réputé de l’évolution biologique, pour l’Agora des Savoirs organisée par la ville de Montpellier. Vous pouvez la trouver sur Youtube.
Dans le prochain épisode, je vous promets plus de références pop culturelles pour parler de conscience et de désir.
Cet article sera probablement, à l’avenir, subdivisé en plusieurs articles distincts.
6 réflexions sur « Artborescience S1 ep3 : l’émergence de la vie »
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