Artborescience S1 ep2 : la théorie de l’émergence
L’épisode est disponible au téléchargement direct, ICI :
Artborescience S1 ep2, la théorie de l’émergence
Artborescience, c’est l’émission sur Radio Campus qui élargit votre horizon des événements, c’est l’émission qui entrelace les découvertes de la science contemporaine et les trouvailles de la culture populaire, l’émission ouverte à toutes les formes d’arts et de poésie. Artborescience, c’est l’émission qui révèle des liens, c’est l’émission qui synthétise et qui alchimise, l’émission qui butine et qui fertilise, et enfin l’émission qui assume de tirer parfois les sciences par les cheveux.
Aujourd’hui : la théorie de l’émergence !
Extrait du film Annihilation
Annihilation d’Alex Garland est un film qui fait peur, inspiré très très librement du roman du même nom de Jeff Vandermeer. Les héroïnes de ce film doivent explorer une zone interdite, par-delà une frontière irisée appelée « le miroitement ». Cette zone est contaminée par un phénomène mystérieux et inexpliqué qui, par un truchement que je ne révélerai pas (pour ne pas divulgâcher), provoque des mutations très rapides chez les êtres vivants et des hybridations improbables. Ce phénomène qui parait a priori détruire les structures existantes pourrait sembler conduire à la création de quelque chose de nouveau, comme l’une des exploratrices le note dans la bande-annonce.
Comment la nouveauté émerge-t-elle de ce qui existe déjà ? Comment de l’inédit peut-il se créer à partir de la combinaison d’éléments préexistants et déjà bien connus ? Est-ce que la connaissance parfaite des éléments d’un système permet de connaître parfaitement les lois qui régissent leur combinaison ?
Nous posons la question de l’émergence.
Nous commencerons donc aujourd’hui notre exploration de la théorie de l’émergence, ce qui nous fournira quelques arguments pour répondre à une question profondément épistémologique – l’épistémologie, c’est à la fois l’étude critique des sciences et la science de la construction de la connaissance… Cette question est : existe-t-il une loi fondamentale de laquelle tout découlerait, une loi qui nous permettrait de cerner d’une seule formule l’ensemble des lois qui régissent la diversité des phénomènes qui s’offre à yeux ? Ou bien n’existe-t-il rien de tel, et alors l’Univers ressemble à un Arlequin, à une famille de poupée gigognes qui sont toutes différentes, des poupées russes carnavalesques ?
Photographie de Fanghong, utilisateur de Wikipedia
Avec la théorie du chaos, lors de la première émission, nous avons commencé à entrevoir la façon dont la complexité peut émerger de la simplicité. Nous y reviendrons rapidement, ce qui mènera vers une définition de l’émergence. Nous verrons ensuite comment l’émergence embrasse les deux autres grandes théories de la physique contemporaine : la théorie de la relativité générale et la physique quantique. Nous constaterons enfin comment l’émergence bouleverse les fondements réductionnistes de notre science et ouvre la voie vers un tout nouveau paysage scientifique et philosophique… un paysage impressionniste.
♪ tapis : « So Danço Samba », Stan Getz, Luiz Bonfé
Théorie du chaos avec John Gribbin et James Gleick – rappels et compléments
Commençons par quelques rappels sur la théorie du chaos, qui vont nous mener spontanément vers l’idée d’émergence.
Le chaos (au sens de théorie du chaos) n’est pas synonyme d’aléatoire ou de désordre. Il désigne le comportement imprévisible qui caractérise notamment les systèmes complexes (donc les systèmes ordonnés) comme les êtres vivants. Les systèmes chaotiques manifestent une extrême sensibilité aux conditions initiales : c’est l’effet « papillon ». Dans ces systèmes, une cause minuscule peut engendrer des effets énormes.
Ces systèmes ont un autre point commun : ils influencent leur propre comportement. Cette rétroaction se traduit mathématiquement par des solutions qui ne peuvent être qu’approximatives, obtenues par itération. C’est le cas par exemple des équations de Newton. Si seulement deux corps gravitent l’un autour de l’autre, tout est réglé et prévisible comme une horloge, mais dès qu’un troisième corps intervient, le chaos s’invite. Ainsi, les comportements de la météo, de l’économie, des populations… peuvent être éclairés, mais jamais prédits.
Pour le physicien John Gribbin, « les phénomènes les plus complexes et les plus intéressants se situent à l’extrême bord du chaos, juste avant que l’ordre ne soit détruit. » C’est à cet extrême bord que l’on observe des régularités originales, des mélodies inédites. Si la propension d’un système au chaos est trop grande, il se disloque et l’ordre observable est détruit. En revanche, sans chaos, il ne se passe rien.
Cet extrême bord du chaos voit apparaître des lois qui lui sont propres : des lois émergentes, communes aux systèmes complexes. Cela peut sembler contradictoire, mais les lois de la complexité semblent universelles alors même que la complexité est justement synonyme de diversité. Pourtant, on retrouve bien des schémas communs à ces systèmes chaotiques et complexes, aussi variés que les tremblements de terre, les fluctuations boursières, l’évolution et les extinctions des espèces… On retrouve à chaque fois un comportement dit « en loi de puissance ». Une loi de puissance est une relation mathématique qui comporte une invariance d’échelle.
… Une invariance d’échelle… Qu’est-ce que cela nous rappelle ? Géométriquement, l’invariance d’échelle est une caractéristique des figures fractales. Les figures fractales manifestent la présence d’un phénomène chaotique.
♪ tapis : « Low Life », Zoot Sims
« Relationalité » et complexité
Stuart Kauffman de l’institut de Santa Fe a cherché à mesurer le rôle des réseaux dans l’apparition de ces lois de complexité, et en particulier dans le cadre de l’émergence de la vie. Dans son ouvrage Simplicité profonde, John Gribbin évoque ces recherches, en partant d’exemples extrêmement simples qui permettent déjà de voir émerger des lois de complexité.
Un de ces exemples simples : un réseau d’ampoules. Les ampoules ne peuvent être qu’éteintes ou allumées. Le réseau est constitué de telle manière que les ampoules vont agir les unes sur les autres (on a rétroaction). Par exemple, l’extinction d’une ampoule va entraîner l’extinction des ampoules qui lui sont liées directement, etc. Il ne se passe rien d’intéressant lorsque le nombre de connexions est trop faible entre les ampoules : le système devient vite inerte. En revanche, passé un certain seuil de connexions, un comportement nouveau émerge.
Un réseau constitué de N ampoules avec 2 états possibles : éteintes ou allumées, présentera 2 puissance N états possibles. Pour 100 ampoules, cela fait 2 puissance 100 c’est-à-dire environ 10 puissance 30 états possibles ; c’est-à-dire environ 1000 milliards de milliards de milliards d’états possibles. C’est un nombre absurdement grand, mais Kauffman et ses collègues de ne sont pas démontés. Ils restaient persuadés qu’ils pouvaient trouver des structures stables reposant sur des lois simples. En effet, même si le nombre d’états de ce genre de systèmes est monstrueusement élevé, quel soit son état initial le système finit par se stabiliser dans une structure constituée d’états successifs se répétant à l’infini de façon cyclique. Cela dit, ce cycle peut-être tellement long qu’on ne pourra pas assister à une répétition de celui-ci avant la fin de vie de l’Univers !
Pour nos ampoules en réseau, cela correspondrait à des cycles où l’on verrait se répéter des dessins d’allumages et d’extinctions, à l’infini. Le temps entre deux répétitions peut être court et observable facilement pour nous. Ce temps peut aussi être tellement long qu’il dépasse la durée de vie de l’Univers : ainsi, s’offre à nos yeux des dessins toujours différents, inédits.
Ces comportements surviennent lorsque le degré de connexion est suffisant. Et ça marche sur le mode du tout ou rien : quelques connexions en plus suffisent pour que le système bascule brutalement d’un comportement quasi-inerte à un comportement complexe. On appelle cela une transition de phase.
Nous pouvons ainsi définir une première dimension de la notion d’émergence : l’augmentation de la quantité, lorsqu’elle passe un certain seuil, engendre un changement qualitatif. Tout est plus que la somme des parties. More is different.
Il ne s’agit toutefois de n’importe quelle quantité : la quantité qui nous intéresse est celle des connexions et des éléments connectés entre eux. Une grande quantité d’éléments juxtaposés sans relations entre eux n’engendre pas de complexité.
Pour Kauffman, ce type de modèle, comme celui des ampoules, permet d’éclairer à la fois la façon dont la vie est apparue et comment une cellule vivante fonctionne.
♪ tapis : « Life as a Flower », OST du jeu Flower
Je cite John Gribbin : « Voilà, nous dit Kauffman, comment a émergé la vie : il s’agit d’une transition de phase dans un système chimique présentant un nombre suffisant de connexions entre les différents nœuds du réseau constitué. » Pour Kauffman, au niveau de la cellule, les gènes sont les nœuds du réseau, et ce sont eux qui contrôlent l’activité cellulaire. Les gènes agissent les uns sur les autres, un gène pouvant en activer ou en désactiver un autre.
Dans le système des ampoules, c’est quand chaque ampoule est reliée à deux autres ampoules que l’on observe les comportements les plus intéressants, avec des cycles intelligibles. Dans ces systèmes, la longueur d’un état cyclique sera toujours égale à la racine carrée du nombre de nœuds. Pour 100 nœuds, il y a 2 puissance 100 états possibles. C’est un nombre absurdement grand, mais en vérité l’état cyclique comporte seulement 10 étapes. Pour 100 000 nœuds, on a 317 étapes. Or, le nombre de variétés cellulaires pour un organisme croît en proportion de la racine carrée du nombre de gènes. Il y a environ 200 types de cellules différentes chez l’être humain, et il y a environ 200 états cycliques qui correspondent au réseau constitué de dizaines de milliers de gènes interagissant les uns avec les autres d’une manière comparable à nos ampoules.
Ces travaux sont encore inachevés, mais ils auraient tendance à montrer que des structures complexes et chaotiques – comme nous – sont construites à partir de lois simples. Pour Kauffman, « Nous sommes l’expression naturelle d’un ordre d’une profondeur supérieure. »
Mais… comparaison est-elle raison ? Les lois qui émergent de ces réseaux sont-elles indifférentes à la nature de leurs composants ? Et quid de la qualité des relations entre ces composants ? La question est ouverte…
♪♪♪ Pause musicale : « La Llorona », chantée par Joan Baez.
La Yorona est un personnage du folklore mexicain, colombien et vénézuélien. C’est la femme qui pleure lors de la fête des Morts, une incarnation possible de la Malinche, mère du peuple mexicain métissé.
Profitez donc de ce moment de musique ibérique, cette musique qui a vu l’émergence de nombreux styles avec leurs propres lois, nés de la confluence de courants venus du monde entier.
Émergence et transitions de phase
L’émergence ne s’observe pas que dans le cadre de la théorie du chaos. La théorie du chaos est déjà transversale : les systèmes chaotiques sont étudiés en physique, en chimie, en biologie, en économie, et dans tant d’autres domaines. La théorie de l’émergence est transversale également et peut-être même encore davantage, dans le sens où il s’agit carrément d’une nouvelle approche épistémologique, c’est-à-dire d’une nouvelle manière d’appréhender la nature même des lois de l’Univers et la façon dont nous pouvons les connaître.
♪ tapis : « Sea of Silence », Chill me out
Exemple tout simple : les propriétés de l’eau. L’eau présente des propriétés que l’on ne peut pas déduire des propriétés de l’oxygène et de l’hydrogène pris isolément. Ensuite, un grand ensemble de molécules d’eau n’aura pas les mêmes propriétés qu’une micro-poignée de molécules d’eau.
Tout le monde connaît ces trois états de la matière, qui sont ceux que nous rencontrons le plus fréquemment… Notamment pour l’eau, que l’on trouve sous ces trois états sur notre planète : solide, liquide et gazeux. Ces états sont appelés des phases. Leur apparition dépend des paramètres de température et de pression. Si on augmente la température d’un cube de glace, sa structure cristalline se désagrège. On a alors une transition de phase : passage de la phase solide à l’état liquide (fusion) ou directement de la phase solide à l’état gazeux (sublimation) – fusion ou sublimation selon la pression. La variation de ces paramètres de température et de pression modifie les relations qui existent entre les molécules d’eau.
Nous retrouvons donc notre transition de phase évoquée avec les ampoules : l’augmentation du nombre de connexions entre les ampoules fait émerger de nouvelles règles, de nouveaux comportements du système. De même, chaque phase de la matière est caractérisée par des propriétés particulières. Lorsque nos cristaux de glace se subliment en vapeur, les connexions entre les molécules changent et l’eau présente des propriétés différentes.
En réalité, ces trois phases – solide, liquide, gazeuse – ne sont que quelques cas particuliers d’un phénomène plus général.
Il existe des états plus exotiques de la matière, observables dans des conditions inhabituelles, comme l’état superfluide caractérisé par une viscosité nulle ou encore l’état supraconducteur et sa résistance nulle au courant électrique…
Autre exemple : l’état fluide supercritique. Au-delà de températures et de pressions dites critiques, les phases liquide et gazeuse ne sont plus discernables et se fondent en un état fluide supercritique. Cet état nous montre que les deux phases, liquide et gazeuse, peuvent se concevoir dans une certaine mesure comme un seul et même état : l’état fluide.
Au-dessus des paramètres critiques : un état fluide unique, supercritique. En dessous, apparaissent état gazeux ou état liquide. Ces deux états présentent des propriétés communes, telles que les propriétés hydrodynamiques, comme :
→ la propagation des ondes de compression (imaginez un ver de terre qui se déplace avec un mouvement d’accordéon) et…
→ la non-propagation des ondes de cisaillement, comme les ondes sismiques, qui ont besoin d’un milieu solide pour se propager.
L’état fluide supercritique présente donc lui aussi ces propriétés, mais il voit en émerger d’autres. L’eau supercritique présente par exemple des propriétés de l’eau liquide et de la vapeur.
Toutes ces propriétés sont d’autant plus exactes que les mesures recouvrent de plus vastes échelles d‟espace et de temps. A l’inverse, elles s’évanouissent lorsque les échelles se réduisent. (au passage, l’eau supercritique n’est pas qu’un artefact de laboratoire : on devrait pouvoir en trouver à la surface de Venus)
Robert Laughlin nous éclaire sur ce qui scinde en deux l’état fluide sous ces paramètres critiques : « Le phénomène émergent qui distingue les états liquide et gazeux n’est pas le développement de l’ordre, mais le développement d’une surface. » Une surface qui existe à l’état liquide, mais pas à l’état gazeux. La question de la surface ne se pose que si l’échantillon est assez grand ET si les paramètres de pression et de température le permettent.
Diagramme de phases de l’eau par Olivier Descout (publié sur Wikipédia)
♪ tapis : OST de Ponyo sur la Falaise, Joe Hisaishi
Lilliputiens et marche sur les eaux
Pour illustrer un peu l’importance de l’échelle dans l’émergence de certains phénomènes, restons dans l’eau liquide et allons chez les lilliputiens. Des êtres humains miniatures ne percevraient pas le monde comme nous et ne pourraient pas agir sur lui comme nous le faisons, car les lois et leur pertinence varient avec les échelles.
Un être humain de quelques centimètres se noierait beaucoup plus facilement. Un être humain de quelques millimètres pourrait très facilement marcher sur l’eau, comme certains insectes. C’est la tension superficielle de l’eau qui permet aux gerridés – les punaises d’eau – de marcher sur sa surface. C’est aussi elle qui explique qu’il est très difficile pour un insecte de s’extraire d’une goutte d’eau. C’est en raison de cette tension de surface que les gouttes d’eau adoptent une forme ronde en roulant sur les feuilles des arbres, au lieu de s’y étaler.
Un liquide développe une surface. L’état d’équilibre du système correspond à un état où la surface est minimale. Pour augmenter l’aire de la surface, il faut appliquer une force suffisante pour aller contre la force qui tend à maintenir le système dans son état de plus basse énergie. C’est la tension de surface. Lorsqu’un insecte ou un mini-lilliputien marche sur l’eau, la force qu’il exerce sur la surface n’est pas suffisante pour augmenter son aire. Elle ne bouge donc pas, et elle porte le lilliputien.
Jéjé le gerris marche sur l’eau. Photo de Shnobby publiée sur Wikipedia
Les personnages des films de Miyazaki ont l’air d’évoluer dans un monde miniaturisé et d’être eux-mêmes miniatures, car dans ces univers l’eau forme toujours d’énorme gouttes, comme si elle était un peu visqueuse. Les personnages pleurent d’énormes gouttes qui roulent sur leurs joues comme des billes ; repensez à Chihiro lorsqu’elle craque, lorsqu’elle décompresse d’un coup tandis qu’elle goûte les onigiri que Aku lui offre ; quand les personnages boivent un verre, l’eau a l’air de s’extraire d’un bloc du récipient, comme de la gelée. Cela expliquerait aussi pourquoi Ponyo court aussi facilement sur les grosses vagues-poissons dans la tempête sur fond de simili-chevauchée des Walkyries.
Cette rotondité de l’eau contribue à l’aspect extrêmement sensuel, sensoriel, des films des studios Ghibli.
Ponyo sur la vague
Écartons-nous de l’eau pour entrer dans la lumière. Un être humain mesurant 10 cm de haut, s’il était proportionné exactement comme un être humain mesurant entre 1m et 2m, verrait-il de la même façon avec ses yeux minuscules ? Faudrait-il qu’il ait des yeux proportionnellement beaucoup plus grands pour que sa vision se rapproche un peu de la nôtre ? Le débat est lancé.
Les gnomes sont censés mesurer une quinzaine de centimètres de haut. Si David le gnome mesurait quelques centimètres de moins, comme cette figurine, je pense qu’il devrait, logiquement, avoir des yeux qui ressemblent à ceux des souris. Les toutes petites fées comme la fée Clochette devraient avoir des yeux de souris ! C’est peut-être pour cela qu’on les représente parfois avec les yeux tout noirs ?
- ptit margay, proportionnellement grands yeux
- grand tigre de Sibérie, proportionnellement ptits yeux
Revenons à l’eau. Intéressons-nous un peu à l’état solide, maintenant. Le diagramme de l’eau lui-même n’est pas totalement connu ; il existe plusieurs états d’eau solide : la glace présente au moins onze états cristallins distincts. Les propriétés de l’eau ne nous permettent pas de prévoir l’existence de ces onze états, qui sont régis par des règles émergentes différentes. Ces règles émergentes sont elles aussi d’autant plus exactes que la taille de l’échantillon est grande.
Cette variation de pertinence caractérise toute loi émergente.
Plus l’échantillon est grand, plus les propriétés émergentes sont vraies. Elles s’évanouissent lorsque l’échantillon devient trop petit.
Nous commençons à entrevoir, grâce à ces transitions de phase, la façon dont les lois s’emboîtent comme des poupées russes : chaque poupée porte des vêtements différents de celles qui sont à l’intérieur ou à l’extérieur d’elle, sans que les motifs de la nouvelle robe puissent se deviner à partir de ceux des autres robes. Il n’y a pas de loi qui permettrait de passer logiquement d’une robe à l’autre… Ces poupées représentent des niveaux d’organisation différents.
La molécule d’eau prise isolément obéit à des lois qui n’ont rien à voir avec les règles qui régissent le comportement d’un grand nombre de molécules d’eau connectées entre elles, organisées d’une certaine façon pour former une phase solide, liquide, gazeuse, ou fluide supercritique.
Robert Laughlin, prix Nobel de physique et auteur de l’ouvrage Un Univers Différent, nous dit que « ces exemples simples nous montrent que l’organisation peut acquérir un sens et une vie bien à elle, et commencer à transcender les éléments dont elle est faite. »
Tout de suite, une deuxième pause musicale avec « Stronger Than You », une chanson extraite de la série animée Steven Universe dans laquelle des personnages extraterrestres peuvent fusionner pour créer un nouvel être, qui émerge en empruntant aux personnages initiaux quelques caractéristiques mais surtout en présentant une personnalité inédite et une puissance supérieure à la somme de celle des deux personnages pris isolément !
♪♪♪ Pause musicale : « Stronger Than You », Steven Universe OST
Transition : Vous êtes bien sur Radio Campus dans Artborescience, l’émission qui multiplie les connexions pour créer de nouvelles transitions de phase.
Emergentisme contre réductionnisme
En quoi cette théorie de l’émergence bouleverse-t-elle le paysage de la science ?
Le déterminisme, que nous avons évoqué lors de la première émission, et le réductionnisme, sont deux manières d’appréhender nos possibilités de connaître et de comprendre le monde, deux manières qui sont assez proches l’une de l’autre.
Le déterminisme trouve ses racines chez certains philosophes grecs. D’après les atomistes Leucippe et Démocrite, les atomes – c’est-à-dire les particules indivisibles qui sont les briques élémentaires de la matière – s’unissent selon les lois de la causalité uniquement. Même l’âme se compose d’atomes de feu, et elle se désagrège à la mort. Épicure développera cette théorie.
Le déterminisme refait surface à l’époque moderne avec notamment René Descartes, puis Isaac Newton et Pierre-Simon de Laplace. Il consiste en l’idée que l’évolution de n’importe quel système est entièrement prévisible pourvu que l’on ait une connaissance parfaite de son état initial : de la position exacte et de la vitesse exacte de chacune des particules qui le constitue. La théorie du chaos a démontré que cela n’était pas possible pour les systèmes complexes dont le comportement peut être seulement approché mais jamais prédit.
Le réductionnisme procède du même esprit : selon lui, toute la diversité des phénomènes et des lois de la nature peuvent se réduire aux et se déduire des lois fondamentales qui régissent les composants élémentaires de la matière. Cela signifierait que connaître parfaitement le comportement des particules élémentaires permettrait de connaître parfaitement le comportement des atomes, ce qui permettrait de connaître parfaitement le comportement des molécules, ce qui permettrait de connaître parfaitement le comportement des cellules, et cela suffirait pour connaître parfaitement le fonctionnement d’un corps puis les méandres du psychisme. Le réductionnisme suppose l’existence d’une loi fondamentale qui permettrait de connaître toutes les autres, qui ne seraient que ses dérivés.
La combinaison d’un déterminisme et d’un réductionnisme extrêmes conduirait par exemple à considérer que le comportement des animaux, y compris des humains, est entièrement déterminé par les lois de la physique, de la chimie, et de la biologie conçue comme une sorte de mécanique se résumant… à la physique et la chimie. C’était la conception que Descartes avait développée des animaux. Il les considérait comme de purs automates, l’être humain doté d’un esprit et d’un libre arbitre faisant figure selon lui d’exception dans le monde du vivant.
La théorie de l’émergence contredit cette idée (ainsi que l’éthologie pour la question des animaux non-humains). L’émergence est un principe physique d’organisation : lorsqu’une nouvelle organisation apparaît, lorsqu’un seuil de complexité est dépassé, lorsqu’un nombre suffisant de connexions apparaît entre les éléments qui composent un système, alors de nouvelles lois apparaissent. Ces lois ne peuvent pas être déduites de principes physiques plus fondamentaux, ceux qui régissent le système à un niveau inférieur de complexité.
Chaque niveau d’organisation présente ses propres lois.
Chaque loi de la nature est propre à un niveau d’organisation différent.
Ainsi, en suivant l’émergence, il n’y aurait pas de vérité unique, de vérité ultime. Il n’y aurait pas de loi plus fondamentale que les autres dont découleraient toutes les autres. A part… peut-être… le principe d’émergence.
Dans son ouvrage Un Univers différent, Robert Laughlin défend l’émergence et nous explique comment deux autres grandes théories de la physique contemporaine confirment cette idée : la physique quantique et la théorie de la relativité.
L’émergence en physique quantique
La physique quantique tout d’abord. L’anomalie du corps noir et les spectres de raies ont conduit Max Planck à considérer que l’énergie ne se communique pas aux atomes de manière continue, mais par paquets d’énergie, les quanta. Ces paquets d’énergie, ces particules de lumière, sont nommés photons par Einstein. L’expérience des fentes d’Young révèle le double aspect de la lumière : ondulatoire et corpusculaire. Louis de Broglie étend cette dualité aux particules de matière. Tout comme un photon – un proton ou un électron peuvent aussi se manifester à nous sous forme d’onde ou sous forme de corpuscule.
♪ tapis : « UMN Mode », Xenosaga OST
Niels Bohr crée alors son modèle de l’atome comme un noyau entouré d’un cortège d’électrons se mouvant sur plusieurs orbitales caractérisées par différents niveaux d’énergie quantifiés. Ces électrons, s’ils absorbent le quanta requis, peuvent se hausser sur une orbitale de plus haute énergie. Ce modèle est ensuite complété pour répondre à de nouvelles observations, par l’introduction de nouveaux nombres quantiques sculptant des orbitales plus compliquées. Ces orbitales sont enfin décrites par les équations de Schrödinger, et n’ont plus grand-chose de commun avec des orbites au sens newtonien : ces orbitales englobent les espaces où l’électron a le plus de chance de se trouver. Comme des nuages de probabilité.
La théorie quantique rend obsolète la vision newtonienne de corpuscules sphériques et solides, puisque ces derniers n’existent que par une probabilité de présence décrite par les équations de Schrödinger. Les particules sont insaisissables et facétieuses : le principe d’incertitude d’Heisenberg nous interdit de connaître simultanément la vitesse et la position d’une particule avec une précision satisfaisante : plus on mesure l’une, plus l’autre nous échappe.
Robert Laughlin compare les atomes à de petits fantômes, éthérés, délocalisés. C’est l’agglomération de ces fantômes qui donne un sens à leur description newtonienne, et non l’inverse. La rigidité d’un cristal émerge de l’agrégation des petits ectoplasmes, mais ne peut pas s’expliquer par l’évanescence de ces derniers. La rigidité nous conduit toutefois spontanément à concevoir les atomes comme des sphères newtoniennes. Robert Laughlin en conclut que ce sont les organisations qui créent les lois, et non pas le contraire ! Les parlements créent les lois plus que les lois ne créent les parlements.
La recherche de structures toujours plus fines a de plus déçu les espoirs réductionnistes de découvrir les briques élémentaires de la matière. Les particules ne s’assemblent pas comme des briques de lego. Fritjof Capra décrit ces petits êtres interpénétrés comme une « matière fondamentalement intriquée », êtres qui consisteraient « plus en des processus qu’en des objets ».
Heisenberg lui-même, dans son ouvrage Physics and Philosophy, dépeint l’univers comme une trame cosmique dont les caractéristiques sont déterminées par des principes collectifs : Je cite : « En physique moderne, le monde est maintenant divisé non en différents groupes d’objets mais en différents groupes de connexion. Ce qui peut-être distingué est la sorte de connexion qui est prédominante dans un certain phénomène. Le monde apparaît donc comme un tissu complexe d’événements, dans lequel les connexions de diverses sortes se chevauchent partiellement ou se combinent, déterminant de cette manière la trame de l’ensemble. » Ces principes collectifs sont des principes émergents ; le chevauchement et la combinaison de ces connexions engendrent des lois différentes.
♪ tapis : « Reflections », Laurent de Wilde, New Monk Trio
L’émergence dans la théorie de la relativité générale
Voyons maintenant comment la théorie de la relativité générale vient elle aussi illustrer l’émergence. Nous passerons assez rapidement sur la naissance de la relativité restreinte et de la relativité générale, que nous développerons peut-être ultérieurement à l’occasion d’un nouveau thème.
La recherche de symétrie est à la l’origine de nombreuses théories scientifiques. Notons au passage que la symétrie présente des limites. Tout dépend de quel genre de symétrie l’on parle. Ce qu’on appelle la brisure spontanée de symétrie permet à la nature de s’organiser de façon complexe à partir de règles de base simples. Il s’agit d’une notion importante en physique, notamment pour les transitions de phase dont nous avons parlé.
Toujours est-il que c’est le principe de symétrie qui a mené Albert Einstein à la découverte de la relativité restreinte, qui remet en question le caractère absolu de l’espace et du temps en vigueur chez Newton. Ensuite, avec la relativité générale, Einstein donne un visage nouveau, un visage géométrique au champ gravitationnel et à l’espace-temps.
Cette théorie implique qu’un astre courbe l’espace-temps comme une orange courbe une nappe tendue, sauf que cette courbure se déploie dans une quatrième dimension spatiale d’un ordre de grandeur cosmologique que nous ne pouvons pas appréhender.
La relativité générale prédit l’existence d’ondes gravitationnelles : si par exemple deux corps massifs tournent en orbite rapprochée l’un autour de l’autre, des ondes gravitationnelles se propagent vers l’extérieur.
Les observations ont corroboré cette prévision. Les interféromètres Ligo (américain) et Virgo (européen) ont détecté plusieurs salves d’ondes gravitationnelles depuis leur mise en service dans les années 2000. Ces ondes seraient issues notamment de la fusion de deux trous noirs et font partie des preuves de l’existence de ces astres fascinants.
Ironiquement, cette théorie de la gravité d’Einstein, qui voulait récuser l’existence de l’éther, conçoit à nouveau l’espace-temps comme une trame déformable. Les grands accélérateurs de particules ont entériné cette conception d’un vide pas si vide que cela : Il ressemble à un mur transparent ou à une matrice intangible que l’on peut rendre visible en la frappant assez fort pour en décrocher des morceaux : particules et antiparticules.
Ce paradoxe du vide à la fois substance et non-substance s’expliquerait, selon Laughlin, par le caractère émergent du tissu de l’espace-temps et du principe de symétrie. L’idée de symétrie absolue serait absurde (je cite) : « Les symétries sont causées par les choses, elles ne sont pas la cause des choses. Si la relativité est toujours vraie, il doit y avoir une raison sous-jacente. » Le principe de relativité, la gravitation, la lumière, l’espace-temps lui-même, seraient issus de comportements collectifs.
Le vide quantique observé à l’échelle de l’infiniment petit n’est pas le même que le vide de l’espace-temps élastique à l’échelle du grand et de l’infiniment grand. Des lois émergent du vide… Comme si dans ce vide aussi des entités entraient en relation pour produire de nouveaux niveaux d’organisation.
Robert Laughlin conclut ainsi son chapitre sur le tissu spatio-temporel, dans Un Univers différent : « [Le] principe de relativité n’est pas du tout fondamental mais émergent – une propriété collective de la matière constituant l’espace-temps, qui devient de plus en plus exacte à grande échelle mais s’évanouit à petite échelle. [L’idée] signifie que le tissu de l’espace-temps n’est pas seulement la scène sur laquelle la vie se joue mais un phénomène organisationnel, et qu’il pourrait y avoir quelque chose derrière. »
♪ tapis : encore l’OST de Ponyo sur la falaise
Les lois émergentes d’un système organisé peuvent naître grâce aux lois qui régissent les éléments constitutifs de cette organisation. Mais ces lois de l’organisation ne se déduisent pas des lois qui régissent les éléments pris isolément. Elles ne s’y réduisent pas. Elles sont même indépendantes de ces lois.
De plus, la perturbation de l’un seul de ces éléments constitutifs seul n’empêchera pas les règles émergentes de s’appliquer. Plus l’échantillon sera grand, plus cela sera vrai. Et pourtant, les éléments jouent un rôle individuel important dans la mesure où un petit nombre de connexions supplémentaires suffit pour faire basculer un système d’un niveau d’organisation à un autre.
Ainsi, la perfection naît de l’imperfection.
Émergence impressionniste, (a)symétrie, art chinois et japonais
Pour Robert Laughlin, les œuvres des peintres impressionnistes illustrent à merveille l’idée d’émergence – tout particulièrement Le jardin de Monet, les Iris, peint par Claude Monet en 1900. Le sens du tableau émerge des touches de pinceaux vertes et mauves qui se juxtaposent, s’emboîtent et s’enlacent. Une de ces taches pourrait manquer, et le sens du tableau n’en serait pas affecté ; l’impression générale qu’il suscite non plus.
Observons maintenant ce tableau pointilliste de Jean Metzinger : Femme assise au bouquet de feuillage. Ou plutôt, laissez œuvrer votre imagination au gré de sa description. Il représente une femme au teint éclatant et au visage gracieux tenant des branchettes vertes flottant entre ses bras graciles. Cette impression émergente de teint éclatant ne paraît plus si évidente lorsque l’œil s’attarde sur les détails ; sur les gros points verts qui constellent le tableau pour colorer les ombres. Pourtant, le caractère plus lisse des parties lumineuses du visage communique sa douceur à l’ensemble, et l’absence d’une seule tache verte ne perturberait pas l’harmonie de ce tout ; supprimons quelques taches ou déplaçons-les, le sens et l’impression globale en seraient préservés ; leur présence collective est cependant nécessaire pour donner du relief à ce beau visage et pour nous fasciner grâce à une émergence prise en flagrant délit.
Notons au passage que ce visage tel qu’il est représenté, s’il était représenté de face, ne serait pas symétrique. Il n’en serait pas moins beau. Cessons donc de complexer à cause de l’asymétrie (L apostrophe) de nos visages : elle est normale, déjà. La grâce de nos visages émerge à nos yeux de l’harmonie entre deux moitiés similaires mais pas identiques. Prenez Harrisson Ford par exemple ou même Natalie Dormer : les deux font craquer nos petits cœurs avec leurs sourires charmeurs.
Par ailleurs, comme nous l’avons évoqué rapidement, la brisure spontanée de symétrie est une notion importante en physique, qui joue un rôle important dans les phénomènes émergents. Une symétrie brisée, c’est un mouvement initié ; c’est un germe d’avenir qui se développe, une possibilité de transformation qui s’offre.
Historiquement, l’art japonais s’est distingué de l’art chinois par son amour de l’asymétrie et par la tension holistique de ses images. L’art japonais a transformé les modèles artistiques chinois, dont il dérive, par un état d’esprit différent. Dans le dessin chinois, les éléments sont indépendants les uns des autres, ils sont amovibles, tandis que dans le dessin japonais, aucun élément ne peut être supprimé ou déplacé sans compromettre l’harmonie de l’ensemble. Cette harmonie résulte de l’asymétrie et de l’imperfection ; la perfection n’émerge que par la relation qu’entretiennent entre eux tous les éléments indispensables de l’image. Dans son ouvrage L’Art japonais, Joan Stanley-Baker note que « l’art imparfait attend quelqu’un. Un objet trop parfait intimide et n’attend, n’a besoin de personne », en plus de paraître peu naturel.
Mais revenons à nos taches vertes sur ce charmant visage pointilliste asymétrique et néanmoins harmonieux. Il s’agit d’une œuvre divisionniste. Le divisionnisme est un pointillisme particulier, apparu à la fin du XIXeme siècle. L’idée des peintres divisionnistes était de faire émerger chez le regardeur une impression de couleur vibrante en juxtaposant des couleurs pures. Le charme de ces tableaux réside notamment dans ce qu’il se produit à la frontière de deux perceptions différentes : celle qui domine lorsque l’on s’approche du tableau et que les taches sont bien distinctes et nous offrent toute la puissance de leur contraste, puis celle qui émerge lorsque l’on en s’éloigne, au point que les taches se confondent presque, que les formes se lissent et que les teintes se transforment.
Cette confusion des points est ce que l’on observe plus facilement chez le pointilliste Seurat, par exemple… Les pixels étant plus petits.
Tout de suite, une troisième pause musicale avec Norah Jones, « Begin Again ». Aborder un nouveau domaine d’organisation, c’est commencer une nouvelle exploration, aborder une terre inconnue. C’est commencer, encore.
♪♪♪ Pause musicale : « Begin Again », Norah Jones
♪ tapis : Carmen suite n°1 III. Intermezzo… Je crois.
Conclusion
A travers plusieurs exemples, nous avons vu comment la nature taille ses beaux habits à partir de tissus aux motifs variés. Passé un certain seuil de complexité, un certain seuil de connexions, un système organisé acquiert une vie indépendante de ses constituants. Nous l’avons vu en connectant entre elles des ampoules, en courant avec Ponyo sur des vagues épaisses ; nous l’avons vu avec la physique quantique et même avec la théorie de la relativité générale, qui tendraient à montrer que le vide lui-même soutiendrait différents niveaux d’organisations.
Cette omniprésence de l’émergence permet à Laughlin d’affirmer que, je cite : « Nous vivons la fin du réductionnisme. La fausse idéologie qui promettait à l’humanité la maîtrise de toute chose grâce au microscopique est balayée par les événements et par la raison. Non que la loi microscopique soit fausse ou vaine. Elle est seulement rendue « non pertinente » dans de nombreux cas par ses filles, et les filles de ses filles à plus haut niveau : les lois organisationnelles de l’Univers. »
Tout comme la théorie du chaos, cette théorie de l’émergence conduit à une manière particulière d’apprécier la beauté de la Nature, en requalifiant le rapport que nous entretenons avec Elle et avec nous-même. Car, et je re-cite Laughlin : « En passant à l’ère de l’émergence, nous apprenons à accepter le bon sens, à cesser de banaliser les merveilles organisationnelles de la Nature, à admettre que l’organisation est importante en soi – que c’est même, parfois, le plus important. »
Un tableau impressionniste n’est pas qu’un amas de petites taches de couleurs. Nous ne sommes pas que des agrégats d’atomes. Nous sommes des organisations, des structures originales qui apportons à l’Univers notre part de surprise.
♪ tapis : « Mary’s Theme », Takatsugu Muramatsu, Mary and The Witch’s Flower
L’accumulation quantitative devient changement qualitatif, ainsi la recherche d’une loi primordiale de laquelle toute autre loi découlerait automatiquement est vaine, car « ce sont les parlements qui font les lois » plus que le contraire. Pour Robert Laughlin. « Le mythe du comportement collectif qui se conforme à la loi est en fait le monde renversé. En réalité, c’est la loi qui se conforme au comportement collectif, de même que tout ce qui découle de la loi, comme la logique et les mathématiques. »
Laughlin défend avec ferveur l’expérimentation, qui elle seule permettra de comprendre la nature, par des mesures toujours plus précises.
Seule l’expérience peut nous renseigner sur la qualité du monde qui nous entoure, ou plutôt des mondes ; chaque niveau d’organisation étant un monde en soi.
Cela nous offre des arguments en faveur de l’éclectisme : la maîtrise d’un domaine de connaissance ne mènera jamais par elle-même à la maîtrise des autres. Chaque domaine de connaissance porte ses propres enseignements et sa propre part de beauté.
Les héroïnes d’Annihilation découvrent une nouvelle organisation de l’environnement lorsqu’elles franchissent le miroitement. Un force qu’elles cherchent à démasquer agit sur les êtres vivants en les soumettant à de nouvelles règles. C’est une force obscure qui vient du dessus – de l’extérieur ou d’un niveau d’organisation supérieur – et qui agit sur la biosphère en contrecarrant les règles qui émergent de la biosphère elle-même.
Chihiro découvre la dure réalité du milieu du travail dans la dimension des esprits, une dimension sans pitié pour les humains et obéissant à des règles déroutantes. Elle découvre aussi, sous cette adversité, des perles d’amitié, d’amour, d’émerveillement. Chihiro grandit ; elle gagne en intelligence, en grâce, en indépendance, après avoir traversé cette dimension, cette petite pièce d’étoffe cousue sur l’infini costume d’Arlequin de la Nature. Et il y a de quoi s’émerveiller à chaque bond que nous faisons d’une pièce d’étoffe à une autre ; sur chaque pièce unique du vêtement de l’Univers-Arlequin.
Enivrons-nous de ces bonds, car il est l’heure de s’enivrer, pour reprendre le titre de l’ouvrage d’Hubert Reeves, qui lui même cite Charles Baudelaire en guise de conclusion. Voici le message du Spleen de Paris : « si quelquefois, sur les marches d’un palais, sur l’herbe verte d’un fossé, dans la solitude morne de votre chambre, vous vous réveillez, l’ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l’oiseau, à l’horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est ; et le vent, la vague, l’étoile, l’oiseau, l’horloge vous répondront : « Il est l’heure de s’enivrer !
Pour n’être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous ; enivrez-vous sans cesse ! »
Mais de quoi ? demande Hubert Reeves. Il répond : De vin, de poésie ou de vertu ; à votre guise. Mais enivrez-vous !
Enivrons-nous avec intelligence et conscience… Enivrons-nous d’intelligence et de conscience, pour accueillir et co-créer le nouveau monde qui vient. Il y a des lois à comprendre, des comportements complexes à admirer ; et il y a aussi de nouvelles organisations à créer, régies par des lois qui n’existent pas encore… Et qui existeront peut-être grâce à nous.
La prochaine émission prolongera notre exploration de l’émergence. Nous en préciserons certains principes et nous nous intéresserons à l’émergence du psychisme et de l’esprit créateur de culture, entre biologie, neurosciences, psychologie des profondeurs, alchimie et magie pop. Nous soulèverons un paradoxe qui contribuera autant à enrichir notre approche des phénomènes psychologiques qu’à épaissir le mystère de leur apparition. Nous le ferons bien sûr en compagnie de grands scientifiques de notre époque, mais aussi avec plus de culture POP !
Voici les ouvrages qui ont permis l’émergence de cet épisode :
- Un Univers différent de Robert Laughlin (prix Nobel de physique, rien que ça !), édité chez Fayard, 2005. Cet ouvrage est consacré entièrement à la théorie de l’émergence, scrutée dans le domaine des sciences physiques.
- John Gribbin, Simplicité profonde : le chaos, la complexité et l’émergence de la vie, Flammarion, 2006
- L’heure de s’enivrer – L’univers a-t-il sens ? d’Hubert Reeves, aux éditions seuil, où il est question de pulsion de mort et de pulsion de vie, d’entropie et de complexité…
- Le dossier du magazine La Recherche n°405 datant de février 2007, dossier intitulé « Emergence, la théorie qui bouscule la physique ». C’était il y a déjà 12 ans… ça ne nous rajeunit pas.
- À propos de la différence entre l’art chinois et l’art japonais : L’Art japonais de Joan Stanley-Baker aux éditions Thames&Hudson
Les productions artistiques évoquées :
- Annihilation, le film d’Alex Garland et le roman de Jeff Vandermeer
- Le jardin de Monet, les iris, Claude Monet, 1900
- Femme assise au bouquet de feuillage, huile sur toile de Jean Metzinger, 1905
- Ponyo sur la falaise, Hayao Miyazaki, 2008
- Steven Universe, la série animée
- Le voyage de Chihiro, Hayao Miyazaki, 2001
6 réflexions sur « Artborescience S1 ep2 : la théorie de l’émergence »
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